30/03/97
ANNIE, ROBERT et les autres.
Date : 01/04/90
Aux miens, tous joueurs d'échecs.
Chapitre I
Le monarchiste.
François était à la chasse seul comme d'habitude avec Gamin son épagneul spécialiste des perdrix, perdreaux et tout gibier à poils. Après
dix kilomètres de marche, il arriva près des marais dans le bois du Luc. Gamin ne s'était pas encore mis à l'arrêt et François avançait doucement. Il entendit
du bruit dans les fourrés à environ 20 mètres. Sans s'étonner du silence de Gamin il épaula, attendit, et quand les fourrés s'agitèrent à nouveau, il tira.
Le sanglier hurla : "Ne tirez plus…." et se mit à pleurer. D'abord figé, l'idée de fuir ne venant jamais à la tête d'un PAGET, il s'avança doucement,
l'arme braquée, quoique non chargée. "Les pleurs d'une petite fille. Qu'ai-je fais ? " Il bégaya : "Où êtes vous ? Je ne vous veux pas de mal.".
Seul le silence et Gamin lui répondirent. En effet il l'entendait japper doucement, lécher, jeter des petits cris bizarres. Il osa s'approcher plus près.
A travers les buissons il aperçut comme de l'or mêlé à des fleurs. Quelques branches écartées, quelques pas et il faillit marcher sur une robe.
Elle
était couchée, évanouie, seul Gamin s'en occupait en léchant un visage d'une beauté telle que François s'agenouilla. Ce qu'il avait pris pour de l'or était
le reflet du soleil dans des cheveux blonds. Il était ébloui, tellement qu'il ne pensait plus au coup de fusil. Doucement, la belle au bois dormant, bougea
quelques doigts. Alors François se rappela tout. Affolé, il avança la main et chercha où elle était touchée. Il sut, quelques instants plus tard, que ce
n'était qu'au cœur car quand ses yeux s'ouvrirent, le bleu du ciel lui parut tout gris. Elle se mit la main sur le visage. Alors il l'a pris dans ses bras
costauds pour la sortir de ce trou un peu humide, et murmura : "Êtes vous blessée ? " "Non " dit une petite mélodie surnaturelle. "Mais j'ai
eu peur, très peur ".
Arrivé près du pont, il la coucha dans une cabane en bois, endroit qu'il connaissait bien pour y avoir souvent déjeuner les jours de pluie.
Il lui essuya doucement le visage, les bras et n'osa pas en faire plus. Elle le remercia, et toute confuse s'excusa. Il l'a regarda stupéfait, et marmonna
"C'est à moi de vous présenter mes excuses ". "Non, Monsieur, c'est de ma faute. Je vous suivais pour essayer de ramasser votre gibier " "Que
faites-vous de mon chien ? Vous croyez qu'il ne serait pas arrivé avant vous ? ". Elle sourit, se tourna vers Gamin qui sommeillait déjà ou faisait
semblant. "Gamin ? " Il se leva immédiatement et se trémoussant, il se précipita pour lui lécher les mains.
François PAGET, de plus en plus hébété
et éberlué, ne disait plus rien, mais il se rappela, tout d'un coup, le peu de gibier qu'il avait ramené de ses incursions dans ce coin du marais. Le rouge aux
joues, elle le regarda et lui dit " Je peux vous indemniser ! ". "De quoi donc ? ". "Du gibier que m'a rapporté Gamin, il est tellement gentil
et je n'osais vous le rendre, j'avais peur de vous ". Ce furent les joues de François qui prirent le teint cerise. "Peur de moi ? Et pourquoi, je vous
prie ? " Dit-il en essayant d'affermir sa voix.
Après quelques explications confuses d'où ressortaient, sans que François en saisisse vraiment
toute la signification tellement les yeux qui lui causaient étaient bleus, différence de classe, seigneur, château, maisonnette, rebouteuse, et faim. Elle
se tut et le regarda. Ce en fut trop pour François, qui se dressa d'un jet et sorti. Mais une main s'était accrochée à ses basques. Il se retourna et s'assit
à côté d'elle. Ce fut le geste de trop. Il ne put résister, lui prit la main, la porta à ses lèvres, et stupéfait vit des larmes qui coulaient. Alors, sans
paroles, il saisit le visage dans ses mains et embrassa Marie.
Le reste fut l'affaire d'Augustin, et, du père de François qui dut céder devant la droiture de son fils lui disant qu'il devait réparer, ne sachant même pas que Marie portait son Augustin. La tradition se perpétua dans la famille.
François partait souvent à Paris. Marie croyait que c'était pour ses affaires agricoles et pour jouer aux échecs au café de la
Régence.
Le petit manoir était entouré d'une quinzaine d'hectares et François y cultivait, seul, des céréales diverses. Loin de la fortune, la famille était
une des plus aisées dans une région oubliée.
François avait appris le jeu d’échecs avec le curé du village, admirateur de Philidor et qui, précurseur sans
le savoir, prenait une partie de son temps pour apprendre ce jeu autant magnifique que pédagogique à ses yeux, aux enfants qui le désiraient après la
cloche du soir. Ils étaient peu nombreux, 5 ou 6 habitués dont François et son ami d’enfance Thibaud du village de la Carte. Leur " maître " d’école
leur apprenait, en fait, ce qu’il savait, surtout comment déplacer les pièces et mater l’adversaire. Souvent il proposait des problèmes qui étaient transformés
en contes afin d'éveiller leur curiosité et mélanger l'histoire et les échecs, tels les problèmes suivants ?
Inconnu contre autre inconnu - partie jouée en 840 [Al-Suli]
- 1.Ch5+ Txh5 2.Txg6+ Rxg6 3.Te6#. 1-0 Problème tiré d'un ouvrage musulman d'Al-Adli qui montre bien la force des musulmans des années 840 environs. Dans cet exemple, à l'époque, les pièces étaient des Rois, des fantassins, des chars (tours) et des cavaliers. On ne sait si cette fin de partie a été vraiment jouée, et si oui, quel fut le joueur brillant qui trouva cette combinaison, on ne le saura jamais.Dilaram (1) - mage [Al Suli] 1212
- Un jeune seigneur eut la folie de jouer aux Échecs contre un tas d'or, sa jeune esclave, Dilaram, dont il était follement amoureux. Arrivé à ce stade de la partie, il a vu qu'il était mat en 1 coup par le joueur qui avait les Noirs par le mat de l'escalier. En effet son Roi était bloqué sur la dernière marche et n'importe quelle tour pouvait venir le mater sur la colonne A. Mais son amour était tellement fort qu'il fit un échec désespéré avec son Cavalier, et, trouva le Mat en trois coups.1.Ch6+ Rf8 [1... Rh8 2.Cf7+ (2.Cf5+ Rg8 3.f7+ Rf8 4.Th8#) 2... Rg8 3.Th8#] 2.g7+ Re8 3.g8D# 1-0 Mais ...... son adversaire était un génie qui, par un tour de magie, changea une pièce de l'échiquier, le Fou h3 en Cavalier !!!
Dilaram (2) - mage [+0805.20a5g8], 1212 [Al Suli].
Sous les yeux méduses du couple d'amoureux il y avait toujours le mat en 1 coup par le génie qui avait les Noirs. Le jeune seigneur en fut tellement troublé, ému à la pensée qu'il allait perdre son esclave adorée, qu'il ne voyait plus rien avec un brouillard devant ses yeux. La belle Dilaram, qui ne voulait pas quitter son maître, derrière son voile lui souffla : "Maître, sacrifiez vos rocs (tours) et vous gagnerez". Il réfléchit un peu, et trouva le Mat ! Bravo Dilaram, l'amour les sauva ! 1.Th8+ Rxh8 2.Cg5+ Th2 [2... Rg8 3.Th8+ Rxh8 4.g7+ Rg8 5.Ch6#] 3.Txh2+ Rg8 4.Th8+ Rxh8 5.g7+ Rg8 6.Ch6# 1-0Le prêtre pensait que ce duel entre deux enfants développait des facultés intellectuelles de calcul et surtout d’imagination, et que cet
exercice les préparait aux examens qu’ils pourraient rencontrer s’ils continuaient leurs études ou recherches, ce en quoi il avait raison et anticipé
sur son temps sans le savoir. Le curé avait ses livres d’échecs qu’il considérait comme son trésor, car l’évêque n’aurait pas admis cette
" récréation " ecclésiastique.
Il possédait, dans un piteux état mais bien lisible, le livre publié en 1561, peu après son retour en Espagne,
sous le titre " Libro de la Invencion Liberal y Arte del Juego de Axedrez " par Ruy Lopez. Ce prêtre espagnol d’Extramadure, fut un des
Maîtres des échecs du XVI° siècle. Son art des échecs lui valut une réputation internationale et une place de favori à la cour de Philippe II. En l’an 1560,
Lopez voyageant pour l’église, visite Rome et emporte une victoire aisée sur le meilleur des Maîtres italiens. Parmi les Italiens qui arrivèrent à Madrid en
1575 pour une revanche, se trouvaient da Cutri et Paolo Boi. Les parties et leurs résultats, bien que les Espagnols aiment à situer ces rencontres comme le
premier tournoi d’échecs international, n’ont pas été conservées sous une forme permettant de juger du statut réel de la compétition. La réputation de Lopez fut
immortalisée par son ouverture, appelée maintenant de son nom ou "l’Espagnole", (1.e4 e5 3.Cf3 Cf6 3.Fb5), la puissance de son jeu était loin d’être
impressionnante. Le niveau général était d’une médiocrité insondable dont l’espoir était le facteur déterminant des coups joués. L'ouvrage dont il était
le plus fier et d'où il tirait la plupart de ses exercices était "Primo Modo del Giocco de Partido " de Gionanino Greco, écrit aux alentours de
1625. Dans ses livres figurait, bien entendu " L'analyse " du français François-André Duncan de Philidor, le premier joueur à avoir inventé le
jeu à l'aveugle. La partie suivante fut jouée en 1620. Giochanino Greco avait les Noirs, l’opposant est resté anonyme. Elle est l'exemple type de la faiblesse
du jeu des premiers Maîtres, jusqu'à l'arrivée de Philidor, Stauton et, surtout plus tard, le grand champion Paul Morphy !
Anonyme - Greco [C30] Inconnu, 1620- 1.e4 e5 2.f4 f5 3.exf5 Dh4+ 4.g3 De7 5.Dh5+ Rd8 6.fxe5 Dxe5+ 7.Fe2 Cf6 8.Df3 d5 9.g4 h5 10.h3 hxg4 11.hxg4 Txh1 12.Dxh1 Dg3+ 13.Rd1 Cxg4 14.Dxd5+ Fd7 15.Cf3 Cf2+ 16.Re1 Cd3+ 17.Rd1 De1+ 18.Cxe1 Cf2# 0-1
Souvent, François et son ami Alphonse Thibaud se mesurait, soit dans le manoir, soit dans les marais avec un jeu d’échecs de poche dans lequel
les pièces s’enfichaient. Bien sur, le niveau des parties était loin d’égaler celui des grands joueurs de l’époque, mais ils y prenaient autant de plaisir à
se mater que lorsqu’ils s’entraînaient au duel.
Voici un exemple d'un combat fratricide du niveau de l’époque.
Le Gambit du Roi était très en faveur à l'époque, François et Alphonse se battaient souvent sur cette ouverture. Ce jour là, ils sont entrés, sans le savoir, dans le Gambit Lolli [C37/04] (erreur fatale) (Gambit du Roi).
1.e4 e5 2.f4 exf4 3.Cf3 g5 4.Fc4 g4 5.Fxf7+?! (Gambit Lolli) 5... Rxf7 6.Ce5+ Re6? [6... Re8! 7.Dxg4 Cf6 8.Dxf4 d6 9.0-0
(9.Cf3-+ Tg8! 10.0-0 Tg4-+ Les Blancs n'ont plus rien à espérer.) 9... dxe5 10.Dxe5+ Rf7 11.Dh5+ Rg8 12.Dg5+ Fg7 Et les noirs repoussent
l'offensive.] 7.Dxg4+ Rxe5 8.Df5+ Rd6 9.d4 Fg7 10.Fxf4+ Re7 11.Fg5+ Ff6 12.e5 Fxg5? [12... Rf8 Était plus sur !] 13.Dxg5+ Re8 14.Dh5+ Re7 15.0-0
De8?? (Le coup vraiment perdant) 16.Dg5+ Re6 17.Tf6+! Cxf6 18.Dxf6+ Rd5 19.Cc3+ Rxd4 20.Df4+
Rc5 21.b4+ Rc6 22.Dc4+ Rb6 23.Ca4# 1-0
Celui qui avait gagné, nul ne le sut la partie ayant été noté sans les noms par l'un des deux comparses !
L'habitude de cacher des activités clandestines a commencé avec François. La réalité était autre. Il faisait partie d'un groupe de royalistes se
croyant investi, par Dieu, de protéger Louis-Philippe, la république menaçait !
L'opposition organisa un banquet. Il monta à Paris rejoindre ses amis. Son
groupe, sachant que ce banquet était interdit, arriva pour intervenir. Mais la police parisienne les avaient précédée. La manifestation populaire fut
instantanée et l'interdiction de ce banquet dégénéra en émeute lors de la révolution de 1848.
François fut un des rares survivant de cette
insurrection. Il faisait partie de ce groupe, représentant la Vendée, s'était caché chez un ami avec les cinq ou six survivants.
Louis-Philippe abdiqua en
faveur de son petit-fils, mais la République fut proclamée et un gouvernement provisoire formé de membres, les uns républicains (Arago, Lamartine), les autres
à tendance socialiste (Louis Blanc).
Il revint ruiné de par son voyage et son séjour à Paris dans son manoir non loin de la ville de Niort. Recherché par la
police du gouvernement provisoire, la grossesse de Marie avait retardé sa fuite. Une fille l'aurait gêné, pensait-il, mais un garçon lui assurait une survivance
"politique" et de petite noblesse provinciale.
Ils se cachèrent avec Marie et Augustin chez la mère Caillaud, dont la petite maison, bien à l'écart de
Cherveux, était évitée par le voisinage. En effet, sa réputation de rebouteuse, à moitié sorcière et manieuse d'aiguilles à tricoter, qui avait mis en colère le
père de François, royaliste PAGET lors de son vivant, était bien utile pour se camoufler des républicains. Jamais; ils ne remirent les pieds au manoir que
s'attribuèrent les républicains au nom de l'égalité et du partage des biens des "riches".
Le vingt sept février 1849 Augustin François, dans un grand cri, s'éjecta violemment du ventre de Marie. François, les yeux exorbités, un
peu par l'alcool de poire pris pour se calmer, se précipita dans la chambre, s'arrêta net au pas de la porte et les yeux vers le tapis, osa demander
:"Garçon ? ". "Oui " éructa la Caillaud, sage femme rebouteuse et mère de Marie de surcroît.
La joie de François fut telle qu'il se précipita
vers Marie. Augustin avait dérobé à sa mère le blond de sa chevelure et le bleu de son regard. François le serrait tellement fort que Marie, souriante mais un
peu inquiète connaissant la force de son époux, lui repris tendrement et lui demanda de lui jurer que jamais Augustin ne s'occuperait de politique. Ce que
fit François sous le regard railleur de la mère Caillaud.
François avait toujours vécu d'espoir et d'illusions. Et l'illusion continuait car il n'était nullement recherché.
Les républicains
avaient d'autres chats à fouetter que courir après un PAGET peu connu dans Paris. Il dédaigna l'élection de Louis-Bonaparte. Il lui reprochait de s'être
fait élire Président, grâce à son nom et ses écrits socialisants, à l'appui du parti de l'ordre groupant orléanistes, légitimistes
et catholiques.
La royauté l'emporta chez le chouan sur le catholicisme. Toujours pressé par l'obtention d'une notoriété, quelque qu'elle soit, sauf
malhonnête, lorsqu'il apprit que l'assemblée voulait une restauration monarchique François remonta à Paris avec son ami Thibaud qui habitait non loin
de chez la mère Caillaud.
Il passa comme d’habitude quelques bons moments au café de la Régence où il rencontra un jeune inconnu. La partie dura longtemps, sans
pendule, le temps se réglait sur la réflexion du joueur. Il perdit d’une telle façon qu’il demanda à son adversaire, un nommé Labourdonnais, de refaire la
partie et la nota.
Quand il retrouva son groupe il réussit à s’écarter avec Alphonse et sortit son jeu de poche sur un banc pendant que les autres
reconstruisaient le monde. Il espérait bien lui faire ce coup qui l’avait laissé sur place. La partie commença [C71] 1.e4 e5 2.Cf3 Cc6
3.Fb5 a6 4.Fa4 d6 5.Cc3 Fg4 6.Cd5 Cge7 7.c3 b5 8.Fb3 Ca5? 9.Cxe5! Fxd1? Et
Alphonse tomba dans le même piège que François, il prit la dame, et ce fut le mat en 2 coups (une variante du mat dit de LEGALL) ! 10.Cf6+!! gxf6
11.Fxf7# 1-0
Le groupe de vendéens se reforma. Arriva le coup d'état du 2 décembre. L'assemblée refusa au Président une révision de la constitution lui
permettant d'être rééligible. Avec le concours de l'armée, il déclara l'assemblée dissoute et en fit arrêter les principaux chefs.
Thibault
s'absenta une heure, arguant la nécessité de voir un membre de sa famille, son frère ayant été capturé lors de l'émeute de 1848. Il se dirigea vers le siège du
Gouvernement provisoire. L'entrevue fut rapide. Il obtint la libération de son frère échangeant un rendez-vous sur les boulevards.
Après cette assemblée
houleuse le groupe de François se promenait sur ces boulevards pour mettre au point entre eux, dissidents, quelque action dangereuse mais qui les rendraient
célèbres, à les entendre. Thibault les rejoignit et se mêla à leurs discutions mais tout d'un coup s'arrêta pour une envie pressante.
Les troupes
fusillèrent les promeneurs sans se douter que disparaissait un peloton de royalistes dans une mort peu glorieuse puisqu'elle demeura inconnue, exception
d'un Thibault, rare survivant qui parvint à le faire savoir à Marie avant de rejoindre La Carte avec son frère.
Celle-ci resta seule avec sa tristesse et
le souvenir d'un mari peu connu mais combien aimé.
Alors Augustin s'éleva tout seul, fouillant, découvrant la richesse des marais poitevins et évitant
l'école, ce qui arrangeait la mère Caillaud, près de ses sous.
A l'âge de 17 ans, Augustin réussit à se faire embaucher scieur de long. Il ne se douta jamais
qu'il sciait ses arbres tant aimés et qu'il se forgeait une force redoutable dans ses bras.
Il était une fois "Toutifaut".
Le marais vibrait du souffle léger et matinal d'une brise parfumée du parfum des vaches. Les lentilles s'ouvraient devant la proue de la
barque d'Augustin et se refermaient immédiatement dans son sillage.
Il aimait ces premières heures pendant lesquelles le marais poitevin s'éveillait. A gauche
du grand canal, les vaches du voisin dégageaient une brume comme si elles voulaient s'emmitoufler. L'air était encore fraîche, comme on disait dans le
pays, mais le soleil commençait à percer à travers les grands arbres.
Il accosta doucement, comme pour ne pas réveiller les âmes curieuses comme des pies
dont il sentait le regard léger dans son dos. Les comptines de sa grand-mère lui revenaient à l'esprit. Tous les morts du marais erraient pour y assurer la
pérennité et la tranquillité de cet endroit privilégié, hors des guerres, des envies et des querelles de partage. Car le marais appartenait à tous ceux qui le
respectaient, et gare aux destructeurs, aux voleurs de paix. Seuls les feux follets et les animaux régnaient en maître sur ces îles terrestres.
Il était
toujours là où son père l'avait trouvé. Il avait sûrement dépassé les soixante dix ans ! Grand, fier, robuste et plein de promesses, il paraissait
l'attendre.
Le "HAN ! " terrible, jaillissant d'une poitrine dénudée et musclée, stoppa net les chants des oiseaux et les grigris des
insectes, fit s'envoler un pic vert si surpris que le poisson, heureux comme un gardon dans l'eau, tomba dans les lentilles y creusant un trou éphémère qui se
referma lentement recréant le tapis vert éternel du canal.
Il avait choisi ce chêne, quand même guidé par les conseils amicaux, pour ses belles branches
droites et robustes, toutes prêtes pour une toiture. Quant au tronc, il comptait sur l'aide de ses cousins et amis pour en tirer de belles planches. Il n'aurait
pas de problèmes puisqu'il était scieur de long, métier dont il était fier et qui gagnait bien son pain.
Augustin PAGET épousa le 17 juin 1872, lors d'une noce gigantesque, qui devint le rituel de la famille, une jolie Marie, la soutirant
ainsi à tous les gars de Cherveux.
Ensuite il fallut trouver l'endroit où construire leur nid. Avec ses amis, il avait découvert une prairie, légèrement
creuse mais en haut d'une butte à l'abri de tous regards indiscrets car entourée de ce qu'il allait transformer en haies.
Tout l'entourage, ancêtres, cousins,
se gaussa : "Mais y a rien ici ? Il faut tout y faire, l'accès, tailler, couper les ronces, c'est loin du bourg. Il faut tout y faire pour arriver à
vivre ici ! ". Augustin regarda Marie qui souriait sous le soleil agréable, dorant encore plus sa chevelure longue et blonde comme les blés. Il déclara :
"Ben, on va s'installer là puisque tout y faut pour y vivre...". La construction dura huit mois, tout le monde s'y mit et la maison basse avec les
jolies petites fenêtres des huit pièces (petites, sauf la cuisine aussi grande que les autres sept chambres réunies) entourées de poutres du fameux chêne et
surmontées d'un joli toit de chaume, s'appela Toutifaut, comme il se devait. C'est ainsi que naquit Toutifaut, lieu-dit à 25 kilomètres de Cherveux en
Vendée.
Pourquoi sept pièces en plus de la cuisine ? Tout simplement parce que Augustin et Marie désiraient sept enfants, le chiffre sept étant leur porte-bonheur. La première fut Louise, car ils avaient décidé que si c'était une fille elle s'appellerait Louise, et un garçon, François comme le grand-père, tradition qui resta souvent aussi dans la famille.
Augustin tournait en rond dans la cuisine, louchant sur l'alcool de poire dans le buffet. Mais pour la première fois, un PAGET n'y
toucha pas. Il n'entendait rien dans la chambre. Ce silence le rassurait à moitié. "Elle ne souffre pas au moins…". Il prit le temps d'aller jeter un coup
d'œil dans la première des sept chambres. Tout était en ordre, le berceau, fait de ses mains, luisait comme si Stradivarius l'avait peaufiné lui-même.
Une
voix ! : "François ? ". Il se précipita mais s'arrêta net en découvrant la mine de la sage femme. "Louise n'a pas survécu, mon pauvre François".
Il ne comprit pas tout de suite, pourtant il avait les sept chambres, le berceau était prêt. Il regarda autour de lui, ni mère, ni père, ni frères, ah s'il avait
su combien les frères sont utiles !
Alors il osa et entra dans la chambre. Elle dormait, il l'embrassa les larmes plein les yeux. Elle ne l'apprit qu'à son
réveil. Ne sachant quoi dire à ces yeux bleu pale, il lui promit de remplir les sept chambres ! "Nous ne les avons pas faites pour rien" dit-il,
bêtement. Il ne croyait pas si bien dire.
[( Entre le 25 mai 1874 et le 5 mars 1891, François et Marie besognèrent pour 8 enfants, dont 4 garçons) Après la malheureuse
Louise, née et décédée ce jour maudit du 25 mai 1874, le 5 décembre 1875 naquit un garçon, bien sur baptisé François (Père de Leone qui adopta Marinette, qui
fut la plus PAGET de tous les PAGET bien que venant d'ailleurs !).
Ensuite vint le 21 mars 1877 Armand, père de Pierre (artiste homosexuel, il en faut bien
un dans toutes les familles !), Jeanne qui épousa un congolais, celui-ci réussit à sortir leurs deux filles de France pour revenir dans son pays natal. Jeanne
dut faire intervenir des mercenaires ( grâce à Claude et ses "amis" algériens qu'il put contacter suite à son séjour lors la guerre d'Algérie ), et Gisèle qui
se mariât à un officier dont la prétention semblait égaler la bêtise, ce qui se démentit plus tard lorsqu'il fut plus connu par tous.
Après ce fut le tour de
Clémentine, 19 décembre 1878 qui choisit par intérêt un Eugène Boisselet ! .
Enfin le 1er mai 1881 arriva Julien, le géniteur des Roger, Robert (père de Claude et Michel ), Roland et
Guy.
Puis ce fut le tour d'une Aline, 23 juin 1883, dont la tentation de la noblesse ancestrale la conduisit au bras d'un Adelphin Thébault de la Carte,
dont la noblesse n'était issue que de titres de papier. Léon arriva en 6ème position (7 en comptant la pauvre Louise née et décédée ce 25 mai 1874 de suite
de couches ) le 08 avril 1886, brave homme, combattant glorieux et ignoré de 14/18 qui épousa une petite, seiche et stérile Odette. Léon vécu le plus vieux malgré ses soucis familiaux, elle le maltraita jusque dans une maison de
retraite et réussit à lui survivre quelques jours.
La septième chambre fut occupée par Raymonde le 05 mars 1891 et décédée le 12 janvier 1920 à Toutifaut
de suite de couches après un mariage avec Sabourin, Théodore, Célestin de Chalusson, là encore il avait pris le nom de son village natal pour avoir une
particule.] (Ce pour mémoire en préparation de la suite…).
(Cent ans après environ….)
Chapitre II
Annie, Robert et les autres.
Quand "Ce petit chemin, qui sentait bon la noisette" s'arrêta, que les flonflons s'effacèrent, Robert osa entraîner Annie en dehors de la piste où restèrent Roland, Roger et Guy ses frères, Françoise et Renée, la sœur et demi-sœur d'Annie. Personne ne s'aperçut de leur disparition. Robert tremblait légèrement, pourtant ce n'était pas la première fois qu'il embarquait une fille, mais Annie avait autre chose que les précédentes qu'il avait abordées. Blonde, fine, des yeux bleus à s'y noyer, une bouche d'un rose naturel entourée de lèvres légèrement humides et surtout une mollesse dans la démarche qui l'inquiétait. N'allait-il pas tomber encore sur une fille légère, sur celles qu'il avait rencontrées avec ses frères aînés sur les quais de La Rochelle, mais qu'il n'avait jamais osé entraîner sous leurs regards moqueurs !
Dans les champs qui entouraient le village, à une centaine de mètres de l'orchestre, la musique devint, par miracle, tendre et lancinante. Ils jouent un tango, pensa-t-il regrettant quelques instants d'être parti. Le tango était sa danse favorite et justement il n'avait jamais rencontré une partenaire aussi douée, suivant chacun de ses gestes dans une entente parfaite, ne se laissant pas conduire mais anticipant son mouvement.
Il sentit la main d'Annie devenir plus molle, comme si ce tango l'endormait. Il ne résista pas et le premier pas fut le plus facile. Sous leurs pieds, la terre glissait moins que la piste mais leur tango dans une nuit éclairée par des étoiles complices, fut leur plus beau tango.
Malicieusement dans le noir, la meule de foin arrêta leur danse dans une chute aussi subite qu'imprévue. Ils restèrent étendu sur le dos contemplant les étoiles. Le temps ne comptait plus. Le miracle était là. Aucun d'eux ne sut qui fit le premier mouvement tellement la nuit était belle. Le moment unique et délicieux dura l'éternité.
Ce fut lui, Claude, neuf mois après, qui parla le premier, dans un hurlement de douleur à Nanterre.
Annie et Robert ne s'étaient jamais revus seuls jusqu'au mariage, sauf en présence de leurs parents respectifs, le grand Assureur de la "Mondiale" de La Rochelle et le grand (par la taille) boulanger de Clavette.
Ce mariage fut à la hauteur des ancestraux, avec bœufs gras et boulangerie fine et nombreuse. Trois cent personnes banquetèrent car chaque famille s'était donnée le mot pour être la plus nombreuse.
Les PAGET gagnèrent d'une courte tête. Les Wittouck gagnèrent par la qualité des fameux gâteaux de Camille le boulanger, père d'Annie, belge ayant choisi la France par force en 1914, car boiteux suite à une frasque de gosse volant des pommes, et recevant un caillou sur le genou par le propriétaire du verger, il ne s'était pas fait soigner de peur de la colère paternelle. A quatorze ans, cela ne pardonne pas et c'est depuis cette époque qu'il disait : "Cinq et trois font huit" en parlant de sa boiterie.
La der des der arrivait et les Belges envoyaient leurs réformés en France. Pourquoi ? Allez savoir….
Robert et Annie ne restèrent pas longtemps à La Rochelle.
Comme tout bon fils à l'époque, Robert suivit les traces de son père et s'engagea dans la police.
Il fut muté à Paris. Ce furent les plus beaux jours de leurs vies avant que la guerre n'éclate.
Juste avant la naissance toute la famille PAGET et, pour cause d'argent seulement le père, la mère et la sœur d'Annie, débarquèrent pour l'événement. La naissance eut lieu à l'hôpital le plus proche, car comme d'habitude chez les PAGET, Annie attendait toujours le dernier moment (ce qui devint héréditaire).
Robert, fou de joie, partit avec ses frères, courut à la Mairie de Nanterre. Mais elle était loin de l'hôpital et Roland de son 1 mètre 89 les entraîna, comme les quatre frères AYMOND, dans le premier bar venu.
Robert ne se souvint pas de ce qu'il put boire ni combien de verres. Par contre, il eut toujours un vague souvenir de la tête du préposé aux déclarations des naissances, un petit gros tremblant devant ces quatre monstres, ivres d'alcools et de joie, lui hurlant : "Alors, tu nous inscris ? ". Prenant sa plume d'une main tremblotante, il demanda le nom du père, de la mère, des parents puis le prénom de l'enfant.
A ce moment là, Robert regarda Roland qui regarda Roger qui regarda le plus jeune Guy, mais Guy n'avait plus personne à regarder car ils n'étaient que quatre. Alors Guy regarda le préposé. Celui-ci vu les yeux troubles de Guy préféra s'adresser à ces 70 Kg plutôt qu'aux 300 à côtés qui, pliés sur le comptoir, hurlaient de rires. "Alors, le prénom de l'enfant ? ".
Guy se redressa, c'était celui qui avait le moins bu, à 14 ans il s'était arrêté avant de tomber. Il regarda le fonctionnaire et se sentit investi de l'autorité familiale vu l'état de ses frères. Il leur demanda d'une voix trébuchante : "C'était une fille ou un garçon ? ." "Je n'étais pas à l'accouchement..." rétorqua le fonctionnaire dont l'agacement augmentait autant que la température.
Roland redressant son 1 mètre 89 le prit par la cravate, heureusement aidée par la chemise et le costume, et le levant au-dessus du comptoir lui cria : "Alors à quoi tu sers ? " et le reposant doucement, hébété, regarda Roger qui regardait Robert, qui ne regardait, ébahi, que le plafond. Roger, le plus vieux des quatre avec ses 25 ans, éclata de rire et fichant un grand coup de poing dans le ventre de Robert, lui hurla : "Qu'est ce que tu as vu, ivrogne... ? ." Robert, avec un sourire d'illuminé "Vu quoi ?" "Eh ! Grand malin, entre les jambes ? " "Que ses yeux étaient bleus...".
Le fonctionnaire agacé, quoique peureux, demanda : "Mais enfin qu'est ce que j'inscris ? ". Alors, brutalement tout s'arrêta, silences, regards interrogateurs, les frères s'accoudèrent, réfléchirent sauf Guy qui dormait, et dans un grand soupir les bouches s'ouvrirent : "On y retourne ? ". "NON" cria Robert d'une voix balbutiante et hasardeuse : "Elle va me foutre dehors, et vous avez vu la main de son père ? C'est pas une main, c'est un battoir...".
Roger le plus mûr, prêt à tomber, eut un éclair de génie "Ben, comme on ne sait pas, dis-nous comment tu t'appelles ? " s'adressant aux 50 Kg matinaux derrière la main courante. "Marchaux, Monsieur " "Mais, nom d'une pipe en bois, pas ton nom imbécile..., ton prénom ? ". "Claude ! " "Bien, ça ira, cela peut aller à une fille comme à un garçon" décréta Roger. Roland secoua affirmativement son appendice, Guy dormait toujours et Robert répétait "Quel bleu ! ".
C'était le 15 juin 1937. Le sort le plaça entre quatre ivrognes occasionnels pour être flanqué d'un prénom ambisexué, lui gémeaux de naissance. Et toute sa vie, il s'appela lui-même - Double face -.
Germaine BONNEAU, couturière de son état, avait épousé en juste noce Julien, un des sept enfants PAGET issus du lieu-dit Toutifaut dans les Deux-Sèvres.
François PAGET, agriculteur avait eu 8 enfants mais une était morte en couche. Julien était le père de Roger, Robert, Roland et Guy.
Armand, le plus riche, d'abord gendarme à Niort avait fini dans l'Assurance. A ses 90 ans, il avait demandé à ce que soit mis devant le sa maison, quand il aurait 100 ans, un tonneau auquel tous les passants pourraient tirer un verre. Il est parti à 99 ans, sa cave est restée telle quelle jusqu'à 1955, époque où la descendance a commencé à débarquer.
Léon le plus pauvre, ancien de 14/18 comme ses frères avait fait carrière comme ouvrier agricole, jamais médaillé malgré ses faits d'armes dus à son innocence et bravoure, car oublié dans son marais poitevin. Il n'avait jamais eu de descendance, l'exception des hommes PAGET.
Julien avait commencé comme scieur de long (tradition ancestrale) dans les marais poitevins avant d'émigrer à La Rochelle où, comme son frère, il avait débuté dans la police et fini dans l'Assurance comme Armand.
Leone, une des sœurs, était restée célibataire. Avec méthode, courage et énormément de modestie alliée de gentillesse, elle avait réussi à devenir institutrice en passant par l'école Normale, ce qui à l'époque était un gage d'intelligence supérieure. Cette qualité lui a valu, de la part de Germaine la couturière parvenue, de devenir la cendrillon de la famille.
Germaine était ce que l'on appelle une forte femme.
Dans sa maison, style petit monastère ancien, à la Rochelle, elle régentait tout, de la cave à la salle à manger.
Ces repas des jours de fête étaient fabuleux car c'était une excellente cuisinière.
Un dimanche Julien demanda à l'un de ses fils d'aller chercher une bouteille à la cave. C'était une vraie cave rochelaise, avec des colonnes la maison ayant été construite sur un genre de cloître.
C'était Robert qui descendait le plus souvent. Claude avait le droit de l'accompagner, honneur unique car c'était un sanctuaire avec de belles bouteilles alignées respectueusement, de vieux coffres mystérieux dont l'intérieur inaccessible l'attirait, mais toujours fermés à clef.
Son père attrapa la bouteille, le château recommandé par Julien et remonta en sifflotant, secouant gaillardement la bouteille à la main.
Avant d'arriver dans la salle à manger, il la prit délicatement dans ses bras comme un bébé et la remit à son père.
Celui-ci la déposa dans un merveilleux engin d'argent en forme de bouteille allongée, raconta l'histoire du vin offert, le décanta délicatement dans une très belle carafe en vermeil, et le dégusta religieusement sous nos regards attentifs et inquiets. Puis, après que tout le monde l'eut goutté, il décréta : "Voici un vin que vous n'aurez pas souvent l'occasion de boire, regardez sa couleur, comme il est gouleyant, léger en cuisse mais dur en bouche... ". Des termes qui échappaient mais émerveillaient. "Tu l'as remonté doucement ? " "Bien sûr, comme d'habitude... " disait Robert.
Une nuit, Julien dormait comme un coupeur de bois. Germaine le secoua : "Julien... Julien..." "Oui. Qu'y a-t-il ? " "Écoute...". Il se leva, ouvrit doucement les volets et hurla : "Aux voleurs..." puis descendit à toute vitesse et constata que le soupirail par lequel on déversait le charbon était grand ouvert.
Comptant ses bouteilles adorées, il fit le douloureux constat qu'il en manquait douze, et pas des plus mauvaises. Tous eurent droit, le lendemain, à la narration de la plainte à la police, dont il avait fait partie, puis au cours du repas de la mésaventure, la catastrophe dont il avait été victime.
Les quatre fils écoutant religieusement, se donnant des coups de pieds sous la table afin d'empêcher l'autre de rire. Car bien sûr, c'étaient eux les cambrioleurs, ils avaient fait exprès de fracturer le soupirail pour égarer les pistes.
Ils avaient fêté la veille, les fiançailles (avant l'heure) des futures femmes de Roger et Roland...
Mais la guerre est arrivée. Annie et Robert toujours à Nanterre attendaient leur deuxième enfant.
Robert était policier. 1941, 1942 avec son cortège dramatique nazi le confinait dans une double rôle, celui de policier obéissant et celui du rochelais toujours un peu pirate.
Combien de fois Annie, ne le vit-il pas revenir la mine triste, l'œil humide. A force de questions, il cédait. "J'ai encore trahi mon uniforme, que veux-tu..... Je devrais les ramener au poste, ces clochards, ces ivrognes, impossible. Je les emmène en lieu sûr, leur fait la leçon, je ne suis pas fait pour être policier ".
Mais il cachait le principal à Annie, soit ses liens avec la résistance.
Le genre humain empirait tous les jours avec la collaboration, l'antisémitisme, la Gestapo et son corollaire, la milice.
La naissance vint. Robert se retrouva seul.
Depuis longtemps il n'avait plus de nouvelles de ses frères.
L'accouchement se passa fort bien et une fois encore, il péta les plombs. Fou de joie à la vue de ce deuxième garçon, il courut à la Mairie.
En route, une image lui coupa la vue. Ses frères auxquels il ne pouvait confier sa joie.
Pour se remettre il s'arrêta au premier café venu. Et tout recommença. De café ne café, il arriva à la Mairie juste avant la fermeture.
Mais à la différence de la première fois, sans Roger, Roland et Guy, il n'avait pu se contrôler, ni même envie. Alors le préposé se trouva devant un dilemme. "Noms du père, de la mère, des parents ? ". Tout cela est sorti facilement d'une voix avinée, mais à la question "Prénom de l'enfant ? ? ".
Le trou, il se revit cinq années plus tôt et demanda au fonctionnaire comment il s'appelait. "Michel TROPARD, Monsieur " "Au poil, çà marche encore, Michelle ou Michel c'est pareil ? OK, appelez ce qu'a fait ma femme - Michel - sans "le" à la fin, car je crois me rappeler qu'il y avait quelque chose cette fois-ci, hic...".
Et voilà comment deux frères se sont retrouvés avec des prénoms ambigus durs à porter. Michel étant né à Puteaux fut un putéolien, Claude étant un nanterrais.
Puteaux commença à subir les bombardements des allemands, et, des anglais sur les usines Renaud. Annie et ses deux enfants firent des allers et retours incessants de l'appartement à la cave.
Ne pouvant plus tenir à Paris, sa conscience et ce qu'il voyait risquant de l'emmener trop loin avec son statut de policier, Robert démissionna et décida de revenir à La Rochelle.
Roger s'évada trois fois, il fut toujours repris et revint à la fin de la guerre.
Fin 1943, Julien entendit du bruit une nuit. Ancien de Verdun il n'avait pas peur, mais Germaine auprès de lui, tremblait de voir débarquer la police allemande, car ils étaient sans nouvelles de Roland et de Guy.
Julien se décida à descendre avec son vieux fusil, en cas. Quelqu'un avait passé le mur et il apercevait la silhouette dans le jardin.
Pointant son arme vers l'inconnu, il murmura : "Haut les mains, sinon je tire". "Papa, c'est moi... " murmura une grosse voix.
Alors une muraille s'avança vers Julien et se jeta dans ses bras, avec un bruit de casseroles tintinnabulantes...
C'était tout simplement Roland qui avait quitté son régiment en déroute et avait traversé toute la France en deux mois, d'Amiens à La Rochelle avec tout son matériel.
L'engueulade de Julien faillit réveiller le quartier. "Tu aurais pu te faire prendre mille fois... Traverser La Rochelle au milieu des boches et arriver ici, t'as pensé à ta mère... , etc.". "Dis papa, tu leur aurais laissé ton flingue, toi ? ".
L'embrassade ne fut pas à la hauteur de la fin de la nuit dans la cave, où Roland osa raconter sous l'emprise de l'alcool et de la joie, que c'était eux qui avaient cambriolé la cave, et pourquoi. Julien n'eut qu'une simple phrase. "Il en reste assez pour attendre tes frères, finissons celle-là ".
Chapitre III
La Rochelle
Annie et ses enfants ne surent jamais comment ils arrivèrent à La Rochelle.
La plus belle jeunesse de Claude se passa dans cette ville survolée par l’époque de Richelieu, avec la Tour des quatre sergents, la promenade du mail et son casino, sa plage, ses digues et son phare, son parc Mazon et ses ruisseaux remplis de têtards, poissons rouges et blancs, rainettes, et ses remparts, les souterrains, le port de pêche, tout pour un jeune fou, sportif et déjà amoureux de toutes ses cousines.
Au début Robert travaillait avec une vieille camionnette à la marée, puis à son compte mais Annie et Claude ne surent jamais ce qu’il faisait exactement.
Claude avec ses sept ans faisant l’admiration de ses parents et de ses oncles.
Roger déjà marié avec une belle Paule, avait une fille magnifique, Colette, née 15 jours après Claude.
Roland, bel homme de 23 ans, courait le guilledou, jouait dans les casinos, vivait de bric et de broc.
Guy, magnifique jeune homme fin et musclé était l’idole de Claude, surtout quand il descendait les marches de la grande plage sur les mains, et même en sautant, marche par marche sur ses deux mains. Toutes les filles tournaient autour de lui. Il accordait peu de temps à son neveu qu’il jugeait trop jeune, trop pris par ses conquêtes.
Quand les quatre frères se retrouvaient sous la Grande Horloge ou rue du Palais, tout le monde s’écartait. Toujours tirés à quatre épingles, se tenant par les bras, rigolards, quelques fois un peu éméchés vers le soir, le trottoir s’effaçait devant eux.
Si Alain Verneuil les avait connus, ils auraient pu remplacer Paul Frankeur (Le père de Claude), Lino Ventura (Roger), Jean-Paul Belmondo (Guy) et avec son nez déjà important et cassé (Yves Montand) Roland. Ce n’était pas le clan des siciliens, mais le clan PAGET, et quand Julien, le père (véritable Jean Gabin) daignait les accompagner, surtout au Casino, sous son chapeau de paille tous les rochelais les saluaient.
L’argent ne leur manquait pas à l’époque. Julien ne savait leur refuser, et quand il le faisait, l’un des frères lui empruntait dans son bureau d’assureur, connaissant la combinaison du coffre. Suivant les gains ou pertes du Casino, l’on remettait l’argent ou empruntait à un ami pour vite remettre le coffre-fort à jour, car Germaine comptait.
Quelques fois, Claude trouvait Roland et Roger assis devant un plateau de cases noires et blanches, avec des objets bizarres, beaux mais qui rappelaient certains objets de brocante. Ils avaient souvent la tête entre les mains, penchés sur cette bizarre table, muets comme des carpes jusqu'à ce que l’un d’entre eux, avec ostentation, claque une pièce sur la table en criant " Échec et Mat ".
Souvent Julien les regardait, il se taisait jusqu'à la fin. Mais après les deux fils avaient droit à une leçon qui échappait complètement à Claude, quittant la pièce souvent à ce moment là. Les mots "colonne ouverte, pions doublés" lui hérissait le poil. Et quand il avait cette peau, où il se sentait ridiculisé car on disait qu’il avait la chair de poule, il partait en courant se défoncer sur ce qui se présentait, ses jouets et surtout ceux de son frère, trop bébé pour rouspéter.
Allant à la plage, sur le Mail il surpris Guy qui regardait deux étranges vieux, assis sur un banc avec ce même plateau bizarre. Claude ne faisait aucun bruit car dès que Guy l’apercevait, il partait d’une belle foulée sportive, s’écartant rapidement de son neveu qui pouvait devenir un poids si une brunette passait par-là.
Mais un samedi soir, alors que Robert et Annie étaient invités chez Germaine et Julien, Guy ramena Claude dont l'anniversaire était la cause de cette réunion familiale. Au lieu de passer sous la grosse horloge, il s’arrêta au café de la Grosse Horloge, justement.
Guy offrit une glace à Claude et s’assit devant un plateau avec ces fameux carrés noirs et blancs. Claude se tut car il sentait qu’il était dans un endroit exceptionnel. En effet, de nombreuses tables étaient occupés par des hommes de tout âge qui avaient l’air de jouer, tout en ayant l’air d’être studieux.
La glace lui fut apporté par un Bonneau, cousin de Germaine dont la famille avait eu l’heureuse idée de l’appeler Jean. Mais Jean Bonneau, après avoir donné la glace à Claude, s’arrêta à une table où un homme avait l’air d’attendre, regarda l’échiquier, nom que sut Claude par la suite, bougea une pièce et alla à une autre table.
Claude était bien trop jeune pour comprendre que le patron du café laissait Jean agir de cette manière, car cela plaisait à une certaine clientèle qui ne venait que pour essayer de battre Jean, qui jouait des simultanées, sans le savoir peut-être.
Jean servit une mominette (Ricard dans un tout petit verre) à un client, car il avait l’œil, autant pour les joueurs qui attendaient son passage, que pour les clients qui attendaient leurs verres. Ce n’était pas un club, mais comme le fameux café de la Régence à Paris, un lieu de rencontre entre amateurs d’échecs.
Jean s’arrêta devant Guy qui avait joué son premier coup. Il joua rapidement et partit vers une autre table. Guy joua aussi vite, pour impressionner Claude et pour gêner Jean qui se donnait l’éthique de faire attendre le moins possible les joueurs, et les clients.
La salle, où trônait la patronne devant sa caisse en plein milieu, comme dans une chaise à porteurs sans porteur ni brancard, drainait environ une douzaine de joueurs d’échecs, dont certains jouaient entre eux, et une quarantaine de clients supplémentaires. Jean Bonneau se faisait de beaux pourboires, surtout quand il gagnait une partie, car il jouait pour une tune le gain et ce, contre environ 6 à 10 joueurs, selon les soirs. Il passa devant Guy, regarda 2 minutes. Claude le vit sourire et dans une inquiétante douceur, il poussa la dame en h5, et dit "Mat, imbécile !". Claude eut peur de l’algarade, mais aussitôt, Jean dit à Guy : "Tu joue depuis peu, je vais t’apprendre ce Mat que l’on appelle aussi le Mat du niais, car c’est le Mat le plus rapide qui existe. En effet, tu t’es suicidé en jouant deux mauvais coups et mon deuxième t’a maté". Et voici ce mat du niais, le plus rapide car en deux coups quelque soit la couleur jouée par le niais.
PAGET Guy - BONNEAU Jean [A02] simultané La Rochelle, 15.06.1942 [Claude]
1.f4 Début Bird 1...e6 Sachant que Guy débutait, Jean ouvre le passage de sa Dame, en cas !!! 2.g4 La grossière erreur qui donne le mat aux Noirs, n'importe quel autre coup aurait été satisfaisant... 2...Dh4# 0-1 (Le mat du niais).
Guy remercia Jean. Claude n’eut jamais terminé une glace aussi rapidement et ils remontèrent la rue du palais et traversant la Place d’Armes Guy demanda à Claude de ne pas parler de cette soirée à la maison.
Le repas se déroula comme d'habitude. Le cérémonial fut respecté à la lettre. Robert remonta de la cave les bouteilles demandées par Julien en les balançant inconsciemment aux bouts des bras. Julien lui demanda s'il avait fait attention et fit comme d'habitude l'éloge du vin auquel Claude eu droit pour ses cinq ans !
La tête lui tournait un peu. Et comme à son habitude passée ,et future, la gaffe fusa.. "Dis papy, tu connais le mat de l'imbécile ?". Julien interloqué de voir son petit-fils lui parler d'échecs, lui demanda comment il connaissait ce Mat. Mais Claude n'eut pas le temps de répondre. Guy se leva d'un trait et arguant que le repas était fini et un rendez-vous avec des amis, il quitta brusquement la pièce.
Cette sortie soulagea Claude, soit d'un mensonge, soit d'une trahison car Germaine dans tous ses émois, s'essuya les yeux. "Toujours à courir, il finira mal mon Guy !". Tout le monde la consola, on ouvrit le champagne et Claude et son imbécile de mat eut la bonne idée de profiter de la fin du repas pour aller jouer dans la cour... Ainsi, jamais le secret de Guy ne fut dévoilé. Il le sut et ramena à Claude un petit échiquier avec lequel Roger, Guy n'en ayant pas la patience, commença à lui apprendre à jouer. Ce fut les débuts de Claude aux Échecs !
Le plus beau souvenir de cette époque qui a toujours été dans le subconscient de Claude, c’est quand il était autorisé, le dimanche après-midi, à les accompagner au Casino.
Germaine et Julien assis à la meilleure table, près de l’orchestre, Roger et sa jolie femme et surtout Robert et la blonde Annie tenant Michel dans ses bras les entouraient.
Roland et Guy chassaient, avec succès les plus jolies filles et quand les quatre fils dansaient, la piste se vidait presque tellement c’était gigantesque. Roger manœuvrait majestueusement Paule, Roland balayait de ses bras gigantesques les chapeaux des voisins serrant de près la jolie fille qu’il savait toujours dégoter. Guy serrait très fort toujours une brunette, c’est ce qu’il préférait.
Claude regardait sa mère et son père, les plus beaux danseurs de La Rochelle, du monde même. Si beaux que Germaine serrant la main de son mari, lui toujours la pipe à la bouche, ne pouvait s’empêcher de les montrer sans arrêt du doigt. Ce n’était pas la peine. Souvent des jeunes gens se levaient pour tenter de prendre leurs cavalières, sauf pour Roland car personne ne s’approchait de lui, mais Robert, toujours le cœur sur la main laissait Annie s’envoler dans les bras d’un inconnu. Mais cela ne durait pas longtemps, Roland lâchait sa proie et arrachait Annie d’un type éberlué et après quelques tours de valse la rendait à Robert dès que Julien demandait un tango. Car il savait, le vieux, que ce couple ne résistait jamais à un tango.
Il aimait Annie, mais Germaine le secouait "Julien, regarde... , elle rend Robert jaloux, un jour il la regrettera, méfie-toi d’elle, etc.". Robert n’était pas jaloux, mais fier de voir sa femme danser, même si c’était moins bien qu’avec lui. Il ne pensait qu’à son bonheur. Ses vingt cinq ans le mettait à l’abri de toute mauvaise pensée.
Le soir, un peu avant 20 heures, Germaine donnait le signal du départ mais seul Julien se levait malgré ses tentatives d’emmener ses fils et brus. Les quatre frères restaient. Annie ramenait ses deux lardons rue Tessereau, sachant consoler Claude de partir avec une glace digne d’un italien et laissant son mari aux bons soins d’un Roger en qui elle avait une confiance absolue.
Tard, dans la nuit, Claude entendait les marches de l’escalier grincer, un pas hésitant. Puis deux légères voix derrière le fin mur de ma chambre discutaient et quelques fois, changeaient de ton, s’adoucissant des bruits mystérieux d’une lutte familiale qui l’inquiétait.
Tellement qu’un soir n’y tenant plus, ayant peur d’une dispute, il se leva et ouvrit doucement la porte de leur chambre. Il ne vit qu’un dos féminin, qu'il ne reconnut pas, et deux bras qui caressaient tendrement des cheveux plus blonds que le soleil. Il se recoucha, pensif et honteux, ne se souciant pas cette fois-là de la chaleur liquide qui chauffait la jambe. Michel lui pissait encore dessus !
Guy était un grand sportif que Claude admirait malgré ses jeunes cinq ans. Sur la plage de La Rochelle, juste avant le grand conflit, il voyait son oncle descendre les marches menant au sable sur les mains.
Guy avait tous les brevets sportifs que Claude connaissait, nage, saut, tir, course etc. Des coupes gagnées dans les meetings du Stade rochelais remplissaient la chambre de Guy. Guy était beau, jeune, adoré des femmes.
Il fut tué à la fin de la guerre, sur les toits, quand De Gaule arriva à Paris.
Après s'être planqué quinze jours, avant l'arrivée de la 2ème DB de Leclec, il avait repris ses armes bien cachées pour continuer sa mission. Avec succès il arriva à tuer vingt de ses adversaires. Le combat était rude. L'ennemi était de plus en plus nombreux et avec son groupe, il était recherché dans tout Paris.
Il résista plusieurs mois et lorsque De Gaule arriva, le reste de son groupe dont il avait pris le commandement décida d'en finir avec ceux qui le traquaient sans arrêt.
Ils sortirent sur les toits devant Notre-Dame. La foule s'agglutinait autour du Général, les rues étaient noirs de monde.
Roger et Roland étaient de la fête, cela Guy l'ignorait. Se cachant de cheminées en cheminées ils avançaient l'arme au poing. Soudain, la mitraillade éclata et il s'en sortit de justesse. Il fallait en finir avec ces cloportes, et il compta ses hommes. Ils n'étaient plus que six.
Sous eux la foule était couchée, sauf De Gaule debout, droit comme sa future stèle. Certains tiraient vers les toits, ne voyant rien mais leurs rafales sifflaient aux oreilles de Guy comme des guêpes attirées par le vinaigre. En faisant un compte rapide, il constata qu’il avait 11 ennemis sur le toit.
Ce chiffre lui rappela quelque chose. Profitant de l’accalmie, il sortit son échiquier portable pour vérifier sa théorie. Ce problème, proposé par un vieil inconnu sur un banc du parc Mazon à La Rochelle, le turlupinait depuis longtemps. Il le connaissait par cœur. Il disposa les pièces sur l’échiquier.
Il regarda stupéfait l'échiquier. La position le représentait, petite tour Noir avec un seul ami, le pion noir, pour l'aider mais ne pouvant être utile car s'il n'y avait pas eu la Tour Noire, les Noirs étaient PAT. Le surnombre des pions blancs était trop fort. Il fallait donc faire ce Pat, demander un armistice en obligeant ses adversaires à lui laisser la vie sauve.
La solution lui sauta au yeux comme le faucon sur le roitelet. Effroyable, il voulut la contrôler. Non ! Il n'y avait pas d'autres moyens, il fallait se faire blesser, prisonnier de ses adversaires. Le Pat était possible.
Il commença dans le silence inquiétant sur les toits, silence qui le força à réfléchir.
La course éperdue de la Tour qui veut se faire manger, 1942, toits de Paris - Guy contre 8 adversaires -1...Tf3+ Obligé de faire échec, sans arrêt, pour essayer de se faire prendre, car ainsi les Noirs seront PAT... 2.e3 Txe3+ 3.c3 Txc3+ La situation lui parut bizarre, ses adversaires refusaient de le prendre ! 4.Ra2 Ta3+ 5.Rb1 Ta1+ 6.Rc2 Tc1+ 7.Rd3 Tc3+ 8.Re2 Te3+ 9.Rf1 Te1+ 10.Rg2 Tg1+ 11.Rf3 Txg3+ 12.Re2 Te3+ 13.Rd1 Te1+ 14.Rc2 Tc1+ 15.Rb3 Tc3+ 16.Ra2 Ta3+ Alors la solution du problème éclata ! 17.Txa3# 1-0 Impossible de se faire prendre, et en même temps éclata un coup de feu...
Il aperçut le dernier ennemi sauter d'un toit à l'autre. Il se leva, l'ajusta mais hésita, pour une fois à tirer. Il ne sut jamais pourquoi il eut cette hésitation car la balle l'atteint en pleine poitrine. Il n'avait pas vu que le dernier coup blanc le tuait au lieu du Pat !
Il s'agenouilla, son passé jaillit et en éclair il se revit avec la brunette danser au Casino de La Rochelle, de sa médaille des championnats de Charente Inférieure du cent mètres, des filles de la plage, eut une pensée pour Claude et Michel qu'il avait négligé et pour ses frères qu'il n'avait pu revoir depuis le début des hostilités.
Il glissa doucement. Ses mains s'écorchèrent sur le mur de l'immeuble et pendant cette chute, longue comme une vie, il murmura "Mais qu'est ce que je fais là ? Que s'est il passé ?"
Son corps s'écrasa lourdement suivi d'un petit échiquier tournoyant qui arrosa de pièces les badauds. Les gens se précipitèrent et parmi eux Roland.
Il ne vit que l'uniforme que portait Guy, celui des miliciens. La tête tourna et les 1 mètres 89 de Roland vacillèrent. Deux bras le retenir, il fallait que ce soit un costaud. C'était son frère Roger qui l'avait suivi et qui, repoussant l'aide offerte, emmena son frère évanoui, laissant l'autre aux autorités !
Après lui avoir fait avaler un tord boyau de sa composition, il le ramena à La Rochelle.
Roger n'osa rien dire à son père, Julien, héros de 14/18. Julien l'apprit par une lettre du représentant du Gouvernement provisoire et jamais il ne l'avouât à Germaine.
Julien, Croix Militaire de 1914 pour faits d’armes ne supporta jamais cette fin de Guy, qu’il cacha à tout le monde croyant que personne n'était au courant.
Seuls Roger et Roland le savaient et en aucun temps ils n'en parlèrent à qui que ce soit, même pas à leurs épouses plus tard.
Guy fut enterré à La Rochelle et son père Julien le rejoignit en 1950, rongé par un mal dû, le dit-on maintenant, à la trahison de son fils.
Du premier jour de printemps au dernier, tous les soirs Claude s’évadait de la maison pour courir à la plage.
Toujours seul il rodait partout, buvait à la fontaine miraculeuse qui sortait d’un rocher, se promenait devant le restaurant du Parc, vêtu d’un slip de bain minimum et espérant les regards féminins sur son jeune corps déjà bien musclé malgré son jeune âge et se sentait beau.
Un bel après-midi d’été, toute la famille y alla à cette plage. Claude était heureux car son cousin Jean-François était enfin en vacances.
A eux deux, ils se croyaient tout permis comme tous les jeunes de leurs âges, mais avec un petit plus de vivacité car, déjà, Claude sentait que la vie passait trop vite.
En remontant de la plage du Casino, le long du mail, la famille étant déjà rentrée, ils sonnèrent à toutes les portes, l’un suivant l’autre, l’autre précédant l’un.
Arrivant devant chez eux, Claude avança la main vers la poignée. Il n’eut pas le temps. Une poigne vigoureuse le leva à plusieurs centimètres du sol. Tournant difficilement la tête vers la droite, il eut la surprise de voir celle de Jean-François à sa hauteur. La main les lâcha brutalement et appuya sur la sonnette.
Évidemment quand Annie ouvrit la porte, les gamins sentirent leurs douleurs car sa main partit en direction de leurs joues, même avant que l’homme ouvrit la bouche. Il se tut, la regarda, vit qu’elle avait compris. Les cousins aperçurent comme un sourire fleurir sur la face de leur tortionnaire, il leur jeta un coup d'œil et un "Merci les petits, grâce à vos coups de sonnette, j’ai vu mon plus joli visage de la journée ". Gênée, et rouge de plaisir sûrement, Annie jeta les deux gosses dans le couloir, salua en les excusant de ce qu’ils avaient fait, ne le sachant pas elle-même et claqua, comme une habitude, vite la porte entre le présent et un avenir qu’elle redoutait et enviait à la fois.
Un soir, Claude et Michel sont couchés, Annie attend Robert parti elle ne sait où. On frappe à la porte. Elle se trouve face aux allemands lui apportant des papiers pour que Robert parte au STO (Service du Travail Obligatoire en Allemagne).
Robert rentre un peu plus tard. Il trouve une camionnette et tous partent le soir même chez Roland qui est discrètement dans les Pyrénées.
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Chapitre IVTarbes
"Un éclair éblouissant lui vrilla la tête. Puis il retrouva enfin le sommeil !"
Roland, toujours aussi important, autant par sa carrure que par ses ambitions dictées souvent par ses nombreuses femmes, habitait une grande maison, près de l'Adour. Jean-François, son fils, et Claude y passèrent deux ans particulièrement merveilleux car, libres comme l'air, ils surent profiter de chaque instant pour découvrir la vie.
Robert, sollicité par ses frères, travailla à la poissonnerie acquise par ses frères, dont il apprit trop tard qu'il n'en était que l'employé, Roger en étant le créateur et Roland le gérant. Mais Robert, à qui la gentillesse lui fermait les yeux, ne pensa qu'à travailler ne voyant pas que ses frères se remplissaient les poches, Roger par intérêt, Roland par ses largesses féminines et son insouciance monétaire. On l'appelait Barbe-Bleue car il en était à sa septième compagne, depuis que son unique et grand amour Dède l'avait quitté brutalement le laissant seul avec ses deux enfants.
Annie et Robert emménagèrent au rez-de-chaussée d'un petit immeuble, près de la gare .
Pour la joie de Claude, la fenêtre de la salle à manger donnait directement sur la rue, et l'immeuble de 6 étages avait un ascenseur qui menait à une terrasse d'où partirent les plus grosses boules de neige, en particulier sur la têtes des gendarmes qui passaient en vélo dans la rue. D'où des poursuites mémorables entre gendarmes et voleurs de neige.
Claude se régalait tous les jeudi qu'il attendait avec impatience. En effet Robert l'empruntait pour l'aider, soit à la poissonnerie, soit dans les tournées en camionnette.
Un jeudi après-midi Claude se retrouva au Regina, avenue de Verdun pour préparer le repas de l'amicale des charentais qui se réunissait tous les ans. Ils étaient grands amateurs de fruits de mer, Charente oblige… Alors Claude aidait Robert à ouvrir quelques 1200 huîtres. En effet, le banquet comptait toujours une centaine de personnes. Robert avait pris l'habitude, sachant le plaisir qu'il faisait à son fils, de garder la dernière bourriche de cent huîtres pour eux deux, quand ils avaient ouvert toutes celles nécessaires au banquet. Malgré ses mains tailladées et excitées par le sel, Claude faisait un concours de vitesse avec son père qui, sans pitié, ouvrait le plus vite possible ses huîtres de manière à en manger le plus. Mais vers la fin, il ralentissait un peu, laissant Claude arrivait vers la cinquantaine d'ouvertes et englouties.
Ce Regina avait un bar où souvent, disons chaque soir, Robert s'arrêtait prendre l'apéritif. Le jeudi Claude avait le droit à un jus de fruit et il appréciait les facéties paternelles.
Robert, par exemple, avant de quitter la poissonnerie, ouvrait une belle huître, bien verte et blanche, énorme, qu'il mettait dans son mouchoir. Claude connaissait le truc et s'en servit plus tard, mais il se régalait à chaque fois.
Robert offrait la tournée, mais à une condition qui était que chacun boive son verre avant lui. Bien sur, les buveurs acceptaient. Alors Robert prenait son verre, le portait à sa bouche, mais le reposait tout de suite et faisant mine d'avoir le nez qui coulait, sortait son mouchoir, l'ouvrait ostensiblement et devant les yeux ébahis de ses amis, avalait un "crachat" tout frais, bien vert et blanc.
Bien sur, il s'agissait de l'huître qu'il venait de mettre à l'intérieur du tissu. Alors le temps que les clients aillent vomir ou se tordaient de rire ou, dégouttés, il prenait son verre et le buvait en premier d'un trait, laissant la tournée générale aux accoudés de tout bord !
Son autre blague favorite était de préparer à l'avance quelques huîtres dans un linge frais au fond de sa poche. Avant de boire leurs verres, il détournait l'attention des autres assoiffés d'une manière ou d'une autre, et rapidement mettaient une huître dans leur Ricard ou Pastis. Celle-ci ne se voyait pas tellement l'eau était rare dans le verre, et souvent il pratiquait cette délicate opération au bout du deuxième ou troisième verre quand ses copains étaient bien chauds. Il fallait voir la tête des buveurs, quand Robert disait, cul sec les gars, quand l'huître passait dans leur gosier, si rapidement qu'ils n'avaient ni le temps de la recracher ni de savoir ce qu'ils venaient d'avaler, et après Robert leur faisant le coup du mouchoir, la nausée collective et communicative envoyait 4 ou 5 gars en même temps dans l'unique toilette du bar.
Bien sur, le patron rigolait comme un bossu, Robert étant un de ses meilleurs clients car il ramenait toujours quelques chalands de sa poissonnerie. Les commerces s'entraidaient à cette époque où la grande surface n'existait pas.
Du haut de ses 14 ans, Claude s'était fait deux copains, faux jumeaux mais vrais amis, Charles et Jacques qui habitaient à quelques maisons de chez lui.
Un sifflement de ralliement leurs signifiait leurs retrouvailles, soit pour de belles aventures, soit pour des jeux anodins mais combien intéressants. Souvent ils prenaient leurs vieux vélos et partaient tôt le matin prétextant une petite promenade avec visites des environs.
Annie leur préparait de bons casse-croûte confiante dans leurs bonne foi. En réalité ils partaient pour les grands cols pyrénéens. Se payer les cinq dans la journée ne leur faisaient pas peur avec leurs vieilles bécanes !
Claude s’était installé un compteur de vitesse sur le vélo de sa mère, un trois vitesse simple avec, bien sur, porte-bagages pour la bouffe et vêtement de pluie. Un jour ils attaquèrent par le Soulor, puis passé l’Aubisque ils s'élancèrent dans le col d’Aspin. Claude se trouvait souvent entre les deux, Jacques étant le meilleur grimpeur, et Charles le meilleur rouleur, il se rattrapait dans les descentes où personne ne voulait lutter avec son audace.
Celle de l’Aspin dans ce sens était réputée pour sa rapidité. Claude jeta un coup d'œil au compteur, 85 km/heure. Il pouvait faire mieux, il le savait. Il se pencha encore plus et tout d’un coup sentit un tremblement bizarre. Un coup d’œil rapide lui montra un compteur qui se dévissait tranquillement. Il n’eut pas le temps de freiner et en plein virage le compteur se mit dans les rayons de la roue avant. Bloquée, elle stoppa net la descente de Claude dont le vélo fila tout droit et passa entre une vieille baraque pyrénéenne et un chêne sûrement centenaire. Ses copains qui suivaient à quelques centaines de mètres le crurent mort. Il était planté au milieu d’un buisson d’épines dont l’extraction demanda moins de temps que celles des piquants qui le faisaient ressembler à un christ moderne, dont tout le corps avait été entouré de la couronne religieuse !
Une autre fois ils descendaient le Tourmalet. Claude en tête, comme d’habitude dans les descentes, ne vit rien venir sauf une glissade dont les traces sont encore visibles sur certaines parties du corps.
Les cantonniers qui cassaient la croûte au bord de la route, virent passer d’abord un vélo glissant sur le côté et un jeune glissant lui aussi, de temps en temps sur le côté mais hésitant souvent avec le dos et le ventre.
Ils se précipitèrent et arrivèrent en même temps que Charles et Jacques, habitués à ce genre de situation. Quand Claude fut remis debout, il releva son vélo pour trouver la sacoche arrière qui avait glissé et coincé, cette fois-ci la roue arrière. La boite de sardine donnée par Annie était pliée en deux, les pauvres poissons, rouges de tomates, se mélangeaient avec le pain et les fruits.
Un autre dimanche, ils descendaient les baronnies, une route qui menait à Bagnères de Bigorre. Pour une fois, ils étaient tous les trois côte à côte discutant paisiblement malgré les 60 km/heure affichés par ce foutu compteur.
Charles roulait prudemment à droite, longeant la falaise, Jacques tenait le milieu de la route et Claude sur la gauche longeait ce que l’on pouvait appeler le ravin, doux car herbeux et tentant pour la sieste avec un beau ruisseau au fond. Après un virage, la mauvaise surprise attrapa d’abord Jacques qui trouva au milieu de la route un magnifique chien des Pyrénées allongé dans une sieste, pour le coup mal placé. Il fit un looping digne d’un aviateur, Charles s’écartant pour éviter le choc, eut le plaisir de visiter de son côté droit la falaise pendant un dizaine de mètres jusqu'à ce que ses freins répondent. Quant à Claude il avait disparu.
Jacques et Charles, courbaturés par leurs chutes ne revirent jamais le chien disparu on ne sait où, remontèrent la route très inquiets appelant Claude de tous les tons. Sans réponse jusqu'à ce qu’ils aperçurent un cycle tout en bas du ravin, baignant avec Claude au milieu du ruisseau après avoir dévalé la pente herbeuse, mais relativement clémente pour l’épargner des rochers pointant leurs nez de temps en temps.
Ils cassèrent la croûte près du ruisseau pour se remonter le moral et l’appétit. Claude ouvrit sa sempiternelle sacoche, sortit la boite de conserve dont l’étiquette avait disparu dans l’eau du ruisseau. Charles sortit son butagaz de campagne et Jacques chercha son ouvre-boîtes sans succès. Alors le couteau magique de Charles fit son office et réussit à ouvrir cette vacherie de boite de conserve. Ils dégustèrent, sans sel (oublié), sans pain (trempé), sans appétit (coupé) des poivrons verts mis soigneusement par Annie avec une belle boite de cassoulet qui avait coulé dans le ru.
Tels étaient les dimanches de cyclisme des trois copains, sans compter les accrochages derrière les camionnettes pour éviter la fatigue, mais pas le coup de frein brutal du chauffeur en ayant marre de traîner trois jeunes feignants, la cueillette des belles poires en bas de la côte à travers le grillage, se remplissant les poches des magnifiques fruits jusqu'à l’arrivée du propriétaire forçant les trois gamins à sauter sur leurs bécanes et appuyer comme des fous sur les pédales pour monter la côte avant les coups de bâtons, mais Charles appuyant trop fort sur ses pédales, coinça la roue et bloqua son vélo. Jacques et Claude l’entendirent hurler sous quelques coup de cannes et se retournant le virent attraper son vélo sous le bras et battre de vitesse le pauvre vieux. Les poires eurent un goût délicieux pour Jacques et Claude, morts de rire, et un plus amer pour Charles dont l’orgueil avait pris un sacré coup.
Pour en finir avec ces histoires de cyclistes qui auraient pu en faire de bons compétiteurs pour le Tour de France, la montée de la côte de Biron, à côté de Tarbes, lieu d’entraînement car proche des domiciles fut l’histoire du vélo neuf offert par Robert à Claude.
Qu’il était beau ce "vrai" vélo de course, avec son cadre rouge, ses 5 vitesses, sa selle de cuir (simili) et surtout son beau guidon recourbé.
Un matin ils montèrent cette côte, mais s’arrêtèrent en chemin. En effet un cerisier sauvage était trop beau et trop fourni pour concurrencer la montée. Ils se remplirent les poches tout en mangeant. Mais les fruits du bas se faisant rares, ils montèrent de plus en plus haut. Charles, le plus téméraire pour les palombières et autres exploits arboricoles, était le plus haut là où les cerises étaient les plus belles. On entendit un craquement. La chute de Charles fut rapide et direct sur les vélos.
Tous se précipitèrent inquiets, pas pour Charles mais pour leurs engins de vacances. Claude d’un coup d’œil vit, avec soulagement, que le vélo était toujours neuf.
Ils réparèrent, avec l’habitude cela va de plus en plus vite, les petites avaries des engins des jumeaux. Claude prit son vélo pour repartir à la maison. Le repas du dimanche n’attendait pas. Mais à sa grande surprise, son beau guidon ne lui donnait plus la place que pour trois doigts de chaque côté. Charles était tombé en plein sur celui-ci et l’avait aplati comme une crêpe. Le retour fut difficile, l’équilibre étant précaire, l’arrivée le fut encore plus, la colère de Robert n’étant pas précaire mais terrible et durable.
Annie n’insista pas, un peu soulagée, espérant voir Claude privé de ce bel engin, trop dangereux à son goût. Mais Robert, toujours aussi brave, répara ce vélo et tout recommença !
Un jour, Annie reçut la visite d’un MONNESTIER, ancien militaire qui sympathisa aussitôt, avec sa femme très aimable, avec les PAGET. Repas en commun où Robert ne pouvait s’empêcher d’amener sa gouaille et son animation, et Claude, pas de reste, ses inventions.
Par exemple, avant le repas, Robert, du haut de ses 1 mètres 78 et 90 kilos, avança sa chaise et s’assit.... dans le vide ! Il s’agrippa par réflexe à la nappe et Annie, muette de stupéfaction, vit la nappe glisser doucement avec Robert, entraînant toute la vaisselle ainsi que la belle soupière, cadeau inespéré de sa belle-mère Germaine, qui tomba délicatement sur les genoux de Robert avec un potage délicieux où les cheveux d’ange décorèrent le seul et unique costume valable de son mari.
Claude n’était plus là. Se rendant compte de la portée de sa blague, pour lui bien innocente, il avait rejoint sa chambre. Il y reçut, comme la coutume le demandait, la gifle rituelle d’Annie, malgré les franches rigolades des Monnestiers et Robert, qui non rancunier, se tordait de rire au sol au milieu des verres cassés, du vin et du potage.
La façon de s’asseoir de Robert, dans une lenteur douce et ininterrompue, essayant désespérément de résister à la loi de l’apesanteur, avait d’abord statufié tout le monde attendant avec curiosité et inquiétude, la suite ! La chaise ayant été retiré subrepticement par Claude dans un mouvement réflexe qu’il n’a jamais pu contrôler dans d’autres situations de sa vie.
Le bal des charentais eu lieu. Une centaine de cagouillards faisaient ripaille en chantant soit des "hymnes" du pays et, bien sur, à la fin du repas des refrains plus paillards qui faisaient rougir les jeunes mères tentant de distraire les enfants, et rire les matrones charentaises reprenant sans vergogne les couplets plus forts, même, que les hommes. Claude et Robert, malgré la centaine d'huîtres avalées avant le banquet, s'étaient régalés, ingurgitant encore quelques dizaines supplémentaires malgré une suite de plats qui ne leur faisaient pas peur.
L'orchestre se mit à jouer et une piste se forma au milieu des tables. Comme d'habitude, Annie et Robert firent leur démonstration de tango, telle qu'à un moment ils se retrouvèrent à trois couples en démonstration. Annie et Robert furent les plus applaudis. Claude se retrouva dans les bras de sa mère, en train d'essayer d'apprendre à valser. Tout allait à peu près quand le sourire ironique d'une petite brunette le fit trébucher et marcher sur les pieds d'Annie, Robert éclatant de rire et vexant encore plus son fils. L'instinct maternel et le souvenir quand elle avait 15 ans, lui fit comprendre d'où venait l'émoi de son fils. Elle ne dit rien mais quand, de retour à table, le quart d'heure américain éclata, elle sourit quand la brunette vint inviter Claude qui ignorait tout de cette coutume. Il se leva ne comprenant pas pourquoi une fille l'invitait à danser, mais il avait constaté que c'était le cas pour presque toutes les jeunes filles qui faisaient de même avec tous les jeunes du banquet. Le slow, il aimait car c'était quand même plus facile que la valse, mais quand le jeune corps féminin prit la forme du sien, la tête dans ses cheveux, il ne sut que faire de ses mains. Elle le guida, lâchant les siennes et lui entourant le coup avec ses bras, il fit donc de même. Il sentait dans son pantalon, se durcir quelque chose. Il résista en pensant à autre chose, mais à 15 ans on a beau s'imaginer en plein cours de mathématiques ou d'algèbre et non entre les bras d'une petite brunette, on ne peut empêcher la nature de jouer son rôle. Très gêné, il fut réconforté par une petite voix lui soufflant "Ce n'est pas grave, attend cela va passer". Elle s'écarta un peu et, ouf, à la fin du slow il put regagner sa place sans avoir à cacher quelque chose.
Il ne la quitta pas des yeux et souffrit quand un inconnu vint la chercher pour un tango. Il resta seul à table, Annie et Robert étant bien sur enlacés sur une comparcita paradisiaque.
Un slow arriva enfin, il osa et se précipita devançant cet inconnu encore là ! A sa grande surprise elle eut l'air heureux de le retrouver. Il osa lui demander son prénom mais fut obligé de l'échanger contre le sien qu'il n'affectionnait pas du tout.
La soirée se termina sans rien de plus, sauf que Marie-Claire et Claude venaient de faire connaissance.
En 1953 après que la poissonnerie eut fermé pour cessation de paiement, Robert acheta une vieille camionnette Peugeot et commença des tournées vers les Pyrénées.
Avec courage il se remonta une clientèle, mais les temps étaient trop durs et la concurrence avait augmenté. Son moral, atteint plus par les "trahisons" fraternelles que les problèmes financiers flancha. Claude le voyait dans le couloir de l’appartement, errer, regarder les murs, le plafond. Il apprit par hasard qu’il avait arrêté son commerce pour se lancer dans l’assurance. Cette dure profession n’était pas faite pour Robert dont l’honnêteté le privait des mensonges nécessaires à la signature des contrats. Le voyant trop souvent déprimé, Claude l'emmenait courir autour du pâté de maison, se foutant des regards des autres. Cela faisait du bien à Robert, mais il était souvent seul, Annie sachant repriser les bas, avait pris cette activité pour assurer des revenus supplémentaires au ménage et Claude était souvent au collège, quand à Michel, il était trop jeune pour se rendre compte de ce qui se passait. Le drame arriva brutalement. Un soir, en revenant de ses tournées après avoir prospecté IBOS, Robert arriva au passage à niveau à l’entrée de Tarbes. Il faisait ses tournées en vélo, ne pouvant se payer autre chose. Nul ne sait ce qu’il se passa. Le train le faucha avec sa bicyclette et traîna son corps sur plusieurs mètres. Claude entendit, plus tard, que Robert s’était pris les pieds dans sa bicyclette ou qu'il s’était arrêté quand le train arrivait, soit volontairement, soit inconsciemment croyant, peut-être, que tous les problèmes s’envoleraient avec lui. Annie fut extraordinaire de courage, car malgré son immense chagrin accru parce
qu’elle s’attendait à un malheur, mais pas à celui-là, elle réussit à faire bouillir la marmite ayant trouvé un emploi d’aide-soignante à l’hôpital de Tarbes et la compréhension, la complicité du couple d’épiciers qui lui ont fait entièrement confiance les premiers mois où, ne payant pas ses courses alimentaires, elle réglait le loyer !
Claude vécut cette partie de sa vie sur un nuage orageux au départ, puis les mois passant, il trouva une compensation dans la compagnie de Marie-Claire le consolant autant par sa présence que par son amour de jeunesse.
Ne sachant où Marie-Claire habitait, Claude réussit par le patron du Regina à connaître son adresse qu'il lui donna sans problème mais avec un sourire qui en disant long.
Il la guetta tous les soirs après le collège, mais en vain. Il la retrouva par hasard un après-midi en traversant le jardin Massey. Elle était assise sur un banc donnant du pain aux cygnes. Il osa s'asseoir à côté et ce fut elle qui engagea la conversation. Elle revenait d'un cours au conservatoire de musique, intarissable elle lui parla de l'endroit où elle passait ses vacances d'été car il approchait ce foutu juillet et lui rappela ce banquet où ils avaient fait connaissance, avec un léger sourire lui sembla-t-il. Ses yeux bleus, sa voix tendre, ses mains aux interminables doigts, il enregistrait tout comme s'il avait peur de ne pas la revoir. Il ne se souvint jamais comment ils se retrouvèrent enlacés, ce baiser, long et appuyé, le laissa si pétrifié qu'il se rendit comte qu'il était seul quand ses yeux se rouvrirent. Elle avait disparu sans faire de bruit, sans un mot, comme un rêve terminé.
Il la retrouva à la sortie du conservatoire. Ils prirent l'habitude de traverser ce jardin Massey avant de la laisser pas loin du 40 rue Pasteur, car elle ne voulait pas qu'il aille jusqu'à sa porte.
Un soir, il attendit vainement. Il alla rue Pasteur et trouva la maison fermée. Les quinze jours merveilleux qu'il venait de vivre lui avaient fait oublier l'arrivée des grandes vacances. Pourtant elle lui avait rappelé qu'elles commençaient, mais sans plus. Quinze jours après, mi-juillet, il reçut une carte dans une enveloppe avec ses simples mots "à mon amour". Elle venait de FOURAS les Bains, station balnéaire qu'il connaissait un peu car à vingt kilomètres de La Rochelle environ.
Il convainquit Charles et Jaques de l'intérêt de prendre leurs vélos et passer quelques jours au bord de la mer. 450 ou 500 kilomètres ne les effrayaient pas et l'amour, naissant sans qu'il le sache, réussit à l'aider à convaincre tout le monde. FOURAS n'étant pas loin de la Rochelle. Ils avaient un matériel de camping, rudimentaire certes, mais les parents n'y connaissaient rien, un budget fut établi, les dates imposées et le départ fut pris. Trois vélos prirent la route des vacances, ils remontaient vers le nord, eux vers la mer, lui vers une fille qui venait du sud.
Ils mirent trois jours avec maintes péripéties toutes bien vécues. Telle la première nuit passée à DAX où c'était la fête. Ils ne trouvèrent pas de terrain de camping, qu'ils évitaient du reste pour économies. Ils montèrent leur, très petite, tente au fond du terrain de rugby dacquois, au pied d'une butte, le soir sans être vus de quiconque. Après un bon tour aux fêtes, ils revinrent vers minuit se coucher. Pas de chance, la nuit se passa sous un orage sec, grondements terribles, éclairs réguliers qui durèrent jusqu'au matin. Ils sortirent de la tente et l'orage continua sous la forme d'un train qui passa sur la butte juste au-dessus de leurs têtes. Eclatant de rires malgré la fatigue, ils repartirent pour passer leur deuxième nuit après BORDEAUX, vers LIBOURNE et terminèrent d'une traite pour arriver à FOURAS vers 18H. Le temps de trouver un camping (Cadoret) et de monter la tente, il abandonna Jacques et Charles fourbus mais heureux de préparer enfin un bon petit repas, de fortune certes, mais de bonne fortune. Il traîna dans FOURAS jusqu'à 20 heures tentant de trouver sa brunette. En vain, il arriva à temps pour l'apéritif, un verre de Manor, nom prédestiné, avant une bonne omelette aux pommes de terre.
Jacques et Charles se rendirent compte, un peu tard, qu’ils n’aimaient pas la mer, des raisons qui avaient poussé Claude à les entraîner dans ce voyage sachant qu’Annie ne l’aurait jamais laissé partir seule. Ils ne le voyaient pas dans la journée qu’ils passaient la plupart du temps au baby-foot ou autres jeux de la foire toujours ouverte l’été dans cette station balnéaire. Claude rentrait tard la nuit, se glissait entre eux sous la tente et se réveillait tard le matin ayant passé la nuit auprès de Marie-Claire après l’escalade du portail de la maison et l’entrée dans sa chambre comme un voleur de cœurs, les parents dormant dans la chambre à côté !
Ils repartirent trois semaines après. Le retour fut morose autant par la tête que faisait surtout Charles, le plus rancunier des deux jumeaux, que par la fatigue de Claude, pédalant moins vite que d’habitude, et pour cause…
La séparation s’effectua quelques kilomètres avant TARBES. Claude eut une crevaison à une mauvaise heure, juste avant que la nuit tombe. Malgré ses réticences Jacques suivit son frère qui voulait continuer pour rentrer à Tarbes dans la nuit. Claude ne pouvant réparer sans lumière, coucha son vélo sur le bas-côté et dormit dans le fossé. Après une nuit, où le train de DAX avait été remplacé par les passages ininterrompus des camions, assez hébété et à jeun, il répara le matin sa roue et arriva à TARBES dans l’après-midi où les deux claques rituelles d’une Annie inquiète sachant les jumeaux rentrés sans son fils, laissa partir sa main avant son cœur.
Chapitre V
Marie-Claire
"Pourquoi le secouait-elle comme cela, il la voyait et elle ne lui répondait pas ? Il préféra se laisser couler dans la mer en la regardant au loin disparaître sur la plage, toute bronzée !"
A TARBES, la vie reprit son cours, Annie ses remaillages et l’hôpital la nuit, Claude ses études et surtout sa bicyclette, Jacques et Charles ayant calmé leur colère, quant à Michel il courait après les têtards dans le jardin Massey.
Cela dura peu de temps et un peu avant la fin août Claude reçut une lettre de Marie-Claire lui demandant de venir le chercher à la Gare. Il n’en parla pas à sa mère, n’ayant pas trop la conscience tranquille.
Il alla à la gare fin août mais se cacha pour voir de loin, sa Marie-Claire et agir suivant l’occasion. Quand il vit le trio sortir de la gare, la tête de la mère et l’air tristounet du père, il rentra pensif à la maison.
Le surlendemain, vers 16 H la sonnette de l’appartement retentit. Annie alla ouvrir, Claude étant de corvée de vélo comme tous les jours. Elle tomba sur un dragon féminin, accompagné d’un mari frêle pâlot et d’une jolie jeune fille.
"Bonjour Madame, Claude PAGET est là ?". Annie, qui avait vécu la même situation, compris immédiatement. Sachant que son fils n’allait pas tarder à rentrer, elle les fit asseoir dans la salle à manger où la "belle-mère" expliqua la situation de Marie-Claire, qui ne se devinait pas tellement elle était bronzée et fine, mais le fait était là. Quand Annie entendit la porte d’entrée s’ouvrir elle mit son doigt sur les lèvres et tout le monde fit un grand silence qui dura même quand Claude rentra dans la pièce ! Il avait le cœur solide. D’abord ses yeux ne virent que Marie-Claire, l’air mi-figue, mi-raisin. Puis, l’œil traversa rapidement la "belle-mère" et effleura le falot assis les jambes serrées autant que sa bouche et certainement ses fesses, le père dans toute sa splendeur ! Le regard sur Annie fut bref car la gifle arriva avant les mots. Brefs aussi les mots, "Tu sais ce que tu as fait ?." "Alors, va discuter avec Marie-Claire et laisse nous ".
Claude et Marie-Claire ne se firent pas prier, comme les parents étaient dans la salle à manger, ils allèrent dans la chambre d’Annie, veuve même pas depuis un an ! Quelles retrouvailles, aucunes larmes, que des baisers volés à l’éternité et Claude dit, bêtement "Mais comment tes parents l’ont su ?." Elle lui rappela le système mensualisé des femmes et quand ils retournèrent dans la salle à manger, Annie avait, elle, retourné la situation.
"Bon, maintenant que la chose est consumée, nous allons vous marier". Et Michel entra. "Bonjour ! Qu’est ce qui est consumé ?". "L’avenir de ton frère".
Chapitre VI
Marie-Claire, Claude, Cévelyne et Evecile
"Il prit le papier. Que ce hublot lumineux au plafond était gênant. Il demanda de l'aide en écrivant d'une main malhabile. Marie-Claire, car c'était elle, lui tenait la main et, inquiète, montra l'écriture au fantôme blanc. Il la rassura en lui disant que le cerveau était certainement atteint."
En cours !
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